Citation : Les incertitudes juridiques du logiciel dit libre dans les collectivités locales, Eric A. Caprioli et Anne Cantéro, Avocats à la Cour, Docteurs en droit - Cabinet Caprioli & Associés, www.caprioli-avocats.com Date de la mise en ligne : septembre 2006 Les incertitudes juridiques du logiciel dit libre dans les collectivités locales Eric A. Caprioli et Anne Cantéro, Avocats à la Cour, Docteurs en droit Caprioli & Associés, Société d'avocats (Nice, Paris), contact@caprioli-avocats.com
Plan I/ LE LOGICIEL DIT LIBRE ET LE DROIT FRANCAIS A) L'origine des licences dites libres B) Les limites des licences de logiciels dits libres face au droit français II/ LES CONDITIONS D'UTILISATION DU LOGICIEL DIT LIBRE A) Procédures d'acquisition et de développement de logiciels dits libres face aux règles de la commande publique et de la concurrence B) Obligation de disponibilité du code source et droit de redistribution
A l'heure où l'idéologie du " libre " semble se développer dans la sphère publique, il importe de dépasser le phénomène de mode pour s'interroger sur des aspects juridiques souvent négligés, parfois ignorés. Car au-delà du fait de savoir si cette tendance du moment est un bienfait " social " ou financier pour les collectivités locales, il convient de s'interroger sur ses conséquences immédiates comme à moyen ou long terme. En d'autres termes, le fait de recourir à des logiciels dits libres (il serait plus exact de parler de logiciel à code ouvert) est-il exempt de tout risque juridique ? Dans quelle mesure le directeur juridique et les élus d'une collectivité peuvent-ils s'assurer que la collectivité est bien protégée des aléas liés à une solution aussi mouvante ? Par opposition[1] aux logiciels " propriétaires ", il est souvent affirmé que le logiciel libre est un logiciel dont le code source est disponible, librement exécutable, modifiable et distribuable. Alors que les licences de logiciels dits " libres " accordent la possibilité de copier le code source du logiciel, de le diffuser, de le modifier et de publier ces modifications, les licences de logiciels dits " propriétaires " limitent les droits de l'utilisateur à une utilisation plus ou moins stricte du logiciel. Bien que les logiciels dits libres ne soient pas toujours gratuits et malgré un " déplacement " des coûts[2], ils sont encore perçus comme source d'économies. Comment résister à ces prétendus atouts ? Pourquoi se priver de ces supposés sésames aux préoccupations informatiques ? En passant de l'idéologie au rationnel. Ainsi, il ne faut pas oublier qu'avec le libre, c'est le service qui est coûteux (migration, intégration, formation et maintenance). La rémunération est transférée de l'éditeur vers les prestataires de services : l'économie contractuelle est en mutation. Contrairement aux solutions propriétaires (implémentation d'une nouvelle version dans le cadre du contrat), la maîtrise du suivi des applications métiers est centrée sur la Direction Informatique (ou DSI, DLTI, DIT, DISC). Bref, une sorte de retour à la distribution du pouvoir dans les organisations, telle qu'elle existait dans les années 80. Le choix du libre procède souvent d'un discours " idéologique " de l'informatique, alors que les choix de gestion incombent au pouvoir politique de la collectivité. Si le recours aux logiciels dits libres doit demeurer une solution à envisager pour les collectivités locales, le discours actuel ne doit pas les conduire à éluder les risques juridiques y afférents. L'utilisation de logiciels dits libres n'est pas, en ce sens, un acte à banaliser. Elle doit se faire en connaissance de cause et résulter d'un choix global prenant en compte la nature juridique des logiciels concernés au regard du droit français (I) et les conditions d'utilisation en découlant (II). I/ LE LOGICIEL DIT LIBRE ET LE DROIT FRANCAIS Aujourd'hui, à défaut de texte et de jurisprudence, le cadre juridique des logiciels dits libres est fixé par les licences d'utilisation. L'origine de celles-ci doit être appréhendée (A). C'est l'analyse des clauses de ces licences qui permet de dégager les limites des logiciels dits libres au regard du droit français (B). A) L'origine des licences dites libres Presque toutes les licences dites libres sont nées dans les pays anglo-saxons[3]. Leur fondement juridique repose donc sur des principes qui peuvent ne pas être compatibles avec le droit français et qui, à tout le moins, posent question. Sans être exhaustif, quatre catégories de logiciels dits libres sont communément identifiées : - les logiciels du domaine public dont les auteurs ont abandonné toutes les protections juridiques accordées par le droit de la propriété intellectuelle ; - les " licences de type domaine public " (par exemple, les licences de type Berkeley Software Distribution (BSD) autorisant l'utilisation, la modification et la redistribution du code source sans restriction mais sur lesquelles les concédants gardent leurs droits d'auteur ; - les logiciels semi-libres (par exemple, la licence Netscape Public Licence ou Mozilla Public Licence) accordant des droits de modification, d'adaptation et de redistribution mais seulement pour des activités à but non lucratif ; - les licences " copyleftées ", au rang desquelles figure la licence GPL, la plus répandue[4] et la plus communément utilisée par les collectivités locales. Ces licences permettent l'utilisation, la modification et la redistribution du logiciel mais à condition que le logiciel modifié soit redistribué sous la même licence que le logiciel initial. Ces différentes catégories et les règles qui en découlent démontrent que les termes " logiciels libres " renvoient à des réalités et contraintes juridiques distinctes. C'est pourquoi, le premier travail à réaliser par une collectivité locale consiste à recenser les logiciels dits libres que ses services utilisent ou produisent ou auxquels ses agents contribuent. Si une politique et/ou une charte des systèmes d'information[5] a été mise en place au sein de la collectivité, il convient qu'elle impose soit un accord préalable au téléchargement d'un logiciel dit libre, soit une obligation d'information d'un service spécifié (direction générale des services, direction informatique,...). De même, les agents doivent être sensibilisés et formés aux spécificités des licences auxquels ils recourent. Ensuite, il est indispensable de lister et d'archiver à la date de téléchargement des logiciels concernés les licences y afférent, afin de s'y reporter le cas échéant. A défaut de mettre en place une telle " traçabilité " documentaire, une insécurité juridique au regard des règles applicables pourrait s'instaurer. B) Les limites des licences de logiciels dits libres face au droit français De façon simplifiée, une licence est un contrat qui organise entre un " donneur de licence " (" le concédant ") et un " licencié " la concession des droits portant sur un logiciel, et en fixe les règles l'utilisation. Etant un contrat, l'acceptation de la licence de logiciel dit libre fait naître une relation contractuelle entre le donneur de licence et le licencié. La collectivité, personne morale utilisatrice du logiciel dit libre, est ainsi regardée comme le licencié. 1. Utilisation des logiciels dits libres et usage de la langue française Il appartient à la collectivité d'apprécier les droits et obligations de la licence avant de l'accepter et de s'assurer de sa légalité au regard du droit français. Or, certaines licences comportent, a priori, des mentions illégales. Tel est le cas par exemple des licences exclusivement en langue étrangère. Télécharger un logiciel géré par une telle licence revient à passer un contrat en langue étrangère ; ce qui est illégal pour les personnes morales de droit public au regard de l'article 5 de la loi du 4 août 1994[6]. Outre les sanctions pénales encourues, cette illégalité prive de tous droits la partie cocontractante[7]. Par ailleurs, si les licences sont en langue française, il faudra s'assurer que les clauses de droit applicables à la licence sont conformes aux principes qui régissent les relations contractuelles des administrations locales[8]. 2. Utilisation des logiciels dits libres et droit de la propriété intellectuelle Les logiciels dits libres sont protégés par le droit d'auteur. Or l'article L. 131-3 du code de propriété intellectuelle impose que le contrat mentionne, à peine de nullité, distinctement chacun des droits cédés et délimite le domaine d'exploitation du logiciel. A défaut, la nullité relative de la licence pourra être invoquée par l'auteur du logiciel, sauf dans ses rapports avec les sous-exploitants[9]. Comment cette disposition d'ordre public en droit français peut-elle être respectée dans le cadre des logiciels dits libres ? Là encore, l'insécurité juridique guette. 3. Responsabilité du fait des produits défectueux Enfin, la collectivité doit s'interroger sur les questions de responsabilité liées aux logiciels dits libres. En effet, en cas de préjudice subi par la collectivité du fait des logiciels utilisés (faille dans la conception, absence de maintenance, absence de redistribution, ...), vers qui pourra-t-elle se retourner ? Que prévoit la licence en la matière ? Qui sont les auteurs des logiciels ? Quelle responsabilité pour les agents ayant téléchargé les logiciels dits libres ? Plus avant, les usagers utilisant par exemple une téléprocédure reposant sur des logiciels défaillants, pourraient rechercher la responsabilité de la collectivité en cas de préjudice. Comment se garantir contre de tels risques ? Quid de la part de responsabilité contractuelle du prestataire qui assure la maintenance (corrective et évolutive) des applications développées à partir de logiciels dits libres ? Contre qui s'exercera le recours en garantie étant donné qu'il n'y a pas d'éditeur propriétaire ? Une véritable réflexion doit être menée à cet égard compte tenu du développement de l'administration électronique. Il ne s'agit pas de risques marginaux ou hypothétiques. Ils doivent d'ores et déjà être appréhendés, et ce, en prenant également en compte les spécificités juridiques soulevées par le recours aux logiciels dits libres. II/ LES CONDITIONS D'UTILISATION DU LOGICIEL DIT LIBRE L'utilisation et l'exploitation de logiciels dits libres ne doivent pas conduire à malmener les règles de concurrence et de transparence relatives au fonctionnement du service public (A). De plus, il convient de garder à l'esprit que chaque type de licence de logiciels libres présente des spécificités et donc des contraintes pour l'acheteur public. Il en est ainsi de l'obligation de disponibilité du code source et de redistribution (ou " viralité " de la licence), lesquels conditionnent notamment l'obligation de vérifier la compatibilité des licences en cas d'imbrications de briques logicielles (B). A) Procédures d'acquisition et de développement de logiciels dits libres face aux règles de la commande publique et de la concurrence Dans la plupart des cas, l'acquisition des logiciels dits libres se fait par le téléchargement. De ce fait, les collectivités locales croient trop souvent pouvoir se dispenser du respect des procédures de marchés publics. Cette vision est simpliste et, en réalité, inexacte. Si la majorité des logiciels libres (mais non la totalité) est d'apparence gratuite, cet aspect ne doit pas être juridiquement trompeur. En effet, l'utilisation des logiciels libres au sein des collectivités locales repose sur des modalités et conditions qui doivent être appréhendées dans leur globalité depuis l'acquisition jusqu'au développement de ces logiciels. Or, dans ces conditions, les règles de la commande publique et les contraintes juridiques y afférentes sont susceptibles de s'appliquer pour éviter les risques liés au " saucissonnage " artificiel des marchés. Par exemple, l'adaptation de ces logiciels peut induire des développements nécessitant le recours à des prestataires externes, des mises à jour régulières, soit toute une économie du service indissociable par construction de certains logiciels dit libres... En conséquence, le recours à ceux-ci engendre un coût global de gestion et d'adaptation, qui, alors même qu'il n'apparaîtra pas initialement, existera nécessairement à plus ou moins courte échéance. Par ailleurs, les logiciels dits libres peuvent faire l'objet d'une distribution à titre onéreux ab initio. Dans ce cas, les règles de marchés publics ont tout également vocation à s'appliquer, qu'il s'agisse de marchés de services ou de marché de prestations informatiques. C'est pour cette raison qu'il convient, en priorité, de déterminer quel sera le coût global d'acquisition du logiciel (et ce y compris les services associés) afin de se conformer aux règles issues du code des marchés publics. Il faut avoir ici à l'esprit que le coût global d'acquisition peut s'avérer, in fine, très important. La prévisibilité des finances locales n'y gagne pas nécessairement. Ainsi, par exemple, le Ministère de l'Economie et des Finances a-t-il été contraint, dans le cadre du suivi de ses logiciels libres, de souscrire à un contrat de support et de maintenance des solutions " libres " pour un montant de 39 millions d'euros ! Un certain nombre de parlementaires ont d'ailleurs récemment soulevé ce point[10]. Par ailleurs, le fait qu'une administration fasse procéder au développement d'un logiciel dit libre, et qu'elle le mette ensuite à la disposition des usagers, implique de savoir si elle concurrence équitablement ou non les développements d'éditeurs privés. Et plus largement, si cette concurrence est conforme ou contraire aux règles édictées par le droit communautaire. Les projets de textes tendant à promouvoir l'utilisation des logiciels dits libres au sein des administrations sont toutefois restés lettre morte tant au niveau européen qu'interne. Sans doute par souci de respecter les règles du droit de la concurrence ! B) Obligation de disponibilité du code source et droit de redistribution La non divulgation des codes sources relatifs aux développements effectués par les collectivités sur les logiciels libres est courante. Pourtant, l'obligation de divulgation du code source est souvent une spécificité des licences en la matière même si la force contraignante de cette obligation diffère selon la nature de la licence et les hypothèses envisagées. En général, en cas de non redistribution du logiciel modifié, la divulgation du code source ne semble pas obligatoire. De même, une interprétation restrictive de nombreuses licences laisse à penser que seuls les bénéficiaires d'un logiciel redistribué doivent avoir accès aux codes sources et aux modifications apportées datées. Mais une telle interprétation pourrait ne pas être retenue par le juge dans la mesure où l'obligation de divulgation participe de l'esprit général des licences. En conséquence, elle pourrait s'imposer même sans clause expresse. La question a d'ailleurs été posée récemment pour la première fois en France où un organisme public ayant recouru au libre (en l'occurrence l'Université de Savoie) vient d'être attaqué en justice pour contrefaçon. L'affaire est actuellement pendante devant le Tribunal de Grande Instance de Chambéry. Fort de ce constat, on peut se demander si la non divulgation du code source d'un logiciel libre développé dans le cadre d'un marché public est légale. Il conviendra alors de se référer à la licence et au contrat conclu avec le prestataire externe. De plus, la non divulgation du code source est risquée car aucun test ni aucune évolution du logiciel ne seront proposés par la communauté des utilisateurs. L'utilisation des logiciels dits libres en matière de sécurité des systèmes d'information constitue également un exemple topique de la problématique liée à l'obligation de redistribution des logiciels libres. En effet, certaines solutions d'Infrastructure de Gestion de Clés (IGC) s'appuient sur des briques de logiciels dits libres. De ce fait, ces dernières, si elles se conforment à l'obligation de redistribution, risquent de rendre vulnérables des outils dont la vocation est pourtant de garantir la sécurité des systèmes d'information. Dès lors, on constate que l'intérêt qui préside à la redistribution des logiciels dits libres se retourne contre les intéressés en la matière dans la mesure où il ne peut être nié que les " failles " de ces systèmes pourront être découvertes plus facilement que dans le cadre des logiciels propriétaires, ce qui laisse supposer que les risques d'atteintes seraient également plus importants. La seule solution permettant d'éviter ce risque technique consisterait alors pour le prestataire à ne pas redistribuer le logiciel (ou à différer la distribution en attendant la version suivante), solution qui serait elle-même constitutive d'un risque juridique au regard de l'obligation de redistribution. Enfin, le recours aux licences " copyleftées " imposant une redistribution suivant la même licence que celle du logiciel initial, peut poser problème en cas d'imbrications de logiciels libres entre eux ou avec des logiciels propriétaires. Ces cas sont en pratique fréquents. Pour les développements en interne, une analyse des licences en cause doit être effectuée avant toute compilation de logiciels pour vérifier la compatibilité des licences. En cas d'externalisation, le contrat passé avec le prestataire devra prévoir une obligation d'identification des licences utilisées à la charge du prestataire (fourniture de la liste et des licences en annexe), lequel devra préciser la nature de la licence associée au logiciel (licence jointe au logiciel), les modifications apportées et s'engager au terme d'une obligation de résultat à vérifier la compatibilité des licences. Que les développements soient faits en interne ou externalisés, la violation des clauses des licences ou des contrats d'intégration est susceptible de constituer un acte de contrefaçon. Au demeurant, ces questions ne sont pas indifférentes aux règles de la commande publique et de la concurrence.
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Au vu de cette analyse, si le logiciel dit libre est avant tout un outil informatique, le choix d'y recourir ne saurait être réduit à une simple opération technique. Les implications juridiques et économiques nécessitent une appréciation plus globale et stratégique ; appréciation qui appartient, au final, aux décideurs locaux.
Notes [1] Cette opposition est de plus en plus artificielle et de nombreux logiciels classiques utilisent désormais des standards ouverts. [2] F. Moreau, Les logiciels libres : de solides atouts de séduction, La Gazette des communes, 11 août 2003, p. 8 et s. [3] A l'exception de la licence CeCill élaborée par l'INRIA. [4] Cette licence a fait l'objet d'une licence française du même type, la licence CeCILL dont l'objet est d'être compatible avec la licence GNU/GPL (Gnu's Not Unix/ General Public Licence). [5] E. A. Caprioli, La mise en place d'une charte informatique et des communications électroniques, La Gazette des communes et des départements, 1er mars 2004, p. 52 et s. [6] Loi n° 94-665 du 4 août 1994, dite Toubon (J.O. du 5 août 1994) ; elle est d'ordre public. [7] Le dernier alinéa de l'article 5 de la loi n° 94-665 dispose ainsi : " Une partie à un contrat conclu en violation du premier alinéa ne pourra se prévaloir d'une disposition en langue étrangère qui porterait préjudice à la partie à laquelle elle est opposée.". [8] Avant toute chose, il faut rechercher au vu de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, quelle est la loi applicable. La loi française sera applicable si cela est expressément prévu dans la licence ou, à défaut, si la prestation caractéristique du contrat est fournie par une personne ayant sa résidence habituelle en France (ce qui ne sera pas forcément facile à apprécier dans le cadre des logiciels dits libres). Le droit français est aussi applicable si le bénéficiaire du logiciel est un consommateur (ce qui ne s'applique pas forcément aux collectivités qui dans le cadre du recours aux logiciels dits libres peuvent difficilement être considérées comme un consommateur, même si les plus petites d'entre elles peuvent être considérées comme des non professionnels). [9] V. Cass. civ., 1ère, 13 octobre 1993, Bull. Civ., 1993, I, n° 284. [10] Questions écrites n°90608, 91053 et 91301, JO du 4 avril 2006.