Mercredi 07 Novembre 2018
Ilène Choukri, associée au sein du cabinet d'avocats Caprioli & Associés, fait le point sur Google et les batailles judiciaires autour du déréférencement.
On ne compte plus les confrontations entre les GAFAs et les instances européennes autour de conceptions opposées des droits et des libertés. L’une des plus récentes s’est déroulée lors de l’audience du 11 septembre 2018 devant la CJUE, impliquant Google et son refus de déréférencer mondialement des liens reconnus illicites par les juridictions des Etats membres. Mais en la matière, et malgré la vaillance des instances européennes, la carte n’est résolument pas le territoire. Ainsi, dans le cadre d’une autre affaire outre-atlantique, Google a déjà démontré sa capacité à déployer des contre-feux judiciaires qui pourraient vider de sa substance toute décision qui lui serait défavorable. 

En matière de déréférencement de liens, ici veut-il dire ailleurs ?

C’est en substance la question débattue lors de l’audience du 11 septembre 2018, faisant suite à un arrêt du 19 juillet 2017 du Conseil d’Etat français qui a saisi la CJUE pour l’éclairer sur la portée territoriale du droit au déréférencement. Pour rappel, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur un recours de Google Inc. aux fins d’annulation de la délibération n° 2016-054 de la formation restreinte de la CNIL du 10 mars 2016 lui infligeant une sanction de 100.000 euros pour avoir refusé de mettre en œuvre des demandes bien fondées de déréférencement de personnes physique sur l'ensemble des extensions de noms de domaine de son moteur de recherche.

En effet, Google se restreint à déréférencer les liens litigieux uniquement sur l’extension nationale du moteur de recherche et éventuelle sur l’extension européenne. La conséquence en est que les liens litigieux restent accessibles à partir de toutes les autres extensions non couvertes. Autant dire qu’en l’absence de système de "géoblocage", cette situation est susceptible de vider de sa substance ledit « droit à l’oubli » , pourtant consacré de manière retentissante par l’arrêt Google Spain en 2014. C’est bel et bien la maîtrise et l’effectivité de la protection de la vie privée qui est en jeu dans cette affaire.

Google, défenseur des libertés ?

Les arguments avancés par Google lors de l’audience reposent sur une critique du risque d’extraterritorialité d’une décision française en l’espèce, et d’une vision strictement européenne du droit au déréférencement. Et Google de rappeler qu’il n’appartient pas à la CJUE d’interagir sur le droit à l’information du public américain et de se substituer à la Cour Suprême des États-Unis. Google s’appuie également sur une certaine conception de la défense de la liberté d’expression, agitant le spectre d’une instrumentalisation du déréférencement mondial par des régimes autoritaires et dictatoriaux.

L’éternel dilemme entre vie privée et liberté d’expression a trouvé un nouveau champ de bataille. La décision de la CJUE qui interviendra dans quelques mois offrira une réponse européenne harmonisée quant à la portée territoriale du droit au déréférencement opposable aux intermédiaires, fournisseurs de services. Cependant, le suspens n’est que relatif et quelle que soit l’issue de cette procédure, une autre affaire outre-atlantique semble avoir, pour le moment, scellé les choses à la faveur de Google. 

Le bouclier de la section 230 de la Communication Decency Act devant les juges américains : une protection absolue de l’intermédiaire Google ?

Dans le cadre d’une autre espèce concernant des faits de contrefaçon et jugée en 2017, les juridictions canadiennes ont tenté d’imposer à Google une approche "plénière" du droit au déréférencement. En 2011, la société Equustek Solutions engage une action en contrefaçon devant les juridictions canadiennes contre la société Datalink.

Malgré plusieurs procédures et ordonnances judiciaires condamnant Datalink – qui quitte le territoire de Colombie-Britannique -, cette dernière persiste à vendre les produits litigieux. Forte d’une ordonnance judiciaire interdisant à la société Datalink d’exercer ses activités de distribution sur internet, la Société Equustek Solutions demande à Google de déréférencer tous les liens renvoyant aux sites web de la société Datalink. Google donne suite à cette demande mais en limitant le déréférencement aux résultats depuis son moteur de recherche canadien.

Concrètement, cela permet à Datalink de contourner les effets du déréférencement canadien en continuant à diffuser les contenus litigieux depuis les autres extensions géographiques du nom de domaine du moteur de recherche (.com ; .fr ; .ru ; .de, etc.). Equustek entame une procédure qui aboutit à une injonction interlocutoire, confirmée par la Cour suprême canadienne, portant l’interdiction à Google d’afficher les liens litigieux à l’échelle mondiale.

Cependant, malgré l’audace des juridictions canadiennes, Google a d’ores et déjà posé ses contre-feux judiciaires en saisissant la Cour du district nord de Californie par le biais d’une procédure particulière, à savoir le dépôt d’une requête en injonction préliminaire afin de dénier, de manière anticipée, tout caractère exécutoire aux États-Unis de la décision canadienne. En date du 2 novembre 2017, les juges américains ont donné gain de cause à Google en refusant toute force exécutoire à la décision canadienne sur le fondement de l’immunité offerte par l’article 230 de la Communication Decency Act aux fournisseurs de services contre toute responsabilité du fait des contenus créé par des tiers.

Selon eux, la décision canadienne « supprimerait l’immunité prévue à la section 230 pour les fournisseurs de services qui établissent des liens avec des sites web tiers. En forçant ainsi les intermédiaires à supprimer les liens vers des contenus de tiers, la décision canadienne porte atteinte aux objectifs politiques de la section 230 du Communication Decency Act et menace la liberté d’expression sur internet, à l’échelle mondiale ».

Les leçons de la résistance du juge canadien

Fort de cette injonction temporaire qui neutralise les effets de la décision canadienne, Google a demandé à la Cour Suprême de Colombie-britannique, en avril 2018, l’annulation de l’injonction globale de déréférencement. Le juge Smith a rejeté cette demande en annulation en indiquant que Google n’apportait pas la preuve que la décision canadienne portait réellement atteinte au premier amendement de la Constitution américaine ou aux valeurs fondamentales du pays, ni qu’un changement de circonstances notables justifiait une modification de l’injonction.

En somme, la juridiction suprême canadienne refuse le morcellement du déréférencement alors que Google entend utiliser les contrastes entre les législations pour imposer un patchwork réglementaire en toute opportunité. Concrètement et en l’état, aussi cohérente que soit la décision canadienne, sa valeur est altérée par son ineffectivité face au bouclier de la section 230.

C’est donc en connaissance de cause que la CJUE devra donner une solution opérationnelle et ne pas émettre un vœu pieux. Et que la force guide les pas de la CJUE !

Par Ilène Choukri, associée au sein du cabinet d'avocats Caprioli & Associés

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  • Ajouté : 07-11-2018
  • Modifié : 22-02-2019
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